Chez Jean Lorrain, l’automne apporte le spleen, chez moi, c’est la colère. D’année en année octobre et novembre sont le théâtre de crises de rage plus ou moins intérieures, toujours pour les mêmes raisons : la fatuité, l’ignorance, la paresse, etc. etc. – mes pauvres lecteurs, vous commencez à connaître la chanson. Avant de bouillir tout à fait (il me reste encore deux mois pour ça), je me disais que ce serait une bonne idée de replonger un tout petit peu dans les souvenirs de vacances, d’une journée en particulier et de quelques autres fragments de cette fin du mois d’août où j’ai pu entrevoir un pays dont l’appel résonnait dans ma chair depuis des années : la Grèce.
Comme tous les gamins (je pense ?) je me suis surtout prise d’amour pour son histoire antique, un cliché parmi tant d’autres : aller en Grèce, c’est un peu comme aller visiter sa vieille maison. Et rien de tel, justement, que le voyage pour dépoussiérer un peu ces amours romanesques si loin de la réalité. Et puis la Crète, par où tout ceci a commencé, la Crète n’est pas réductible à la Grèce…
Je passerai sur les conditions du voyage, sur les premiers jours dans une station balnéaire sans grand intérêt (la côte nord de la Crète, sans moyen de locomotion, c’est juste l’ennui le plus total), sinon les baignades au coucher du soleil, à la tombée de la nuit, au clair de lune, à minuit pile sous les étoiles, bref…
|
Les fleurs aussi, c’est important les fleurs. |
Je rongeais mon frein entre la jeunesse britannique en plein coma éthylique et les maisons de retraite qui envoyaient leurs pensionnaires prendre un dernier bain, me retrouvai moi-même un peu éméchée à un banquet de mariage en compagnie de Russes qui voulurent me faire profiter de leur hospitalité proverbiale (environ douze toasts et tout autant de verres de vin blanc cuvés sur la piste de danse, sans compter, bien sûr, le champagne et les liqueurs), j’ai pas mal lu aussi, bref, je me suis retrouvée comme dans la peau d’une jeune fille de bonne famille qui attend que quelque chose arrive sans trop savoir quoi.
Évidemment, c’était le paysage.
|
Devinez-vous la Lune qui tardait à se coucher ? |
Je ne suis pas très compliquée à cerner ; j’attendais, avec une patience toute relative, la journée où il me serait enfin permis de parcourir du nord au sud cette île où l’on passe du sable brûlant à la fraîcheur des cimes en une quinzaine de kilomètres, où Rhéa cacha Zeus enfant de son époux carnassier (…), où l’on passe, enfin ! du songe au regard.
Pour moi qui connais très peu la montagne, ce genre d’environnement est un perpétuel ravissement, au sens premier du terme : je suis enlevée de moi-même. De là, peut-être, mon amour pour Perséphone, déesse ravie s’il en est, mais enfin.
La première étape, après avoir traversé de tous petits villages sur le plateau du Lassithi, fut pour les
ruines de Lato, laissées aussi intactes que peuvent l’être des ruines grâce à l’absence de touristes (sauf russes ; le Russe est à la Crète ce que le Chinois est au Japon, et l’on trouvait même dans les tous petits villages perdus des panonceaux en russe…). Ruines grecques, celles-ci, et non minoennes comme celles qui font la célébrité de la côte nord de l’île.
|
Au fond, c’est la mer… |
Chaque pierre est accessible, à tort ou à raison, et l’on peut gambader sans restriction dans l’agora, les temples, les magasins – en tout cas, dans ce qu’il en reste.
|
Vieux cailloux. |
|
Vous aussi, cherchez l’intrus. |
Juste à côté des ruines, nous avons visité l’église de Panagia Kera, l’une des églises les plus visitées, et pour cause : ses fresques des XIIIe et XIVe siècles sont dans un état de conservation remarquable.
|
Les fresques byzantines doivent faire partie des plus belles choses au monde. |
Et puis, retour dans les routes tortueuses jusqu’au sud de l’île, la mer de Lybie…
|
Une église. |
|
Elle. |
Les journées passent vite… mais il me reste quelques fragments. Comme les ruines de Malia, ruines minoennes moins connues de celles de Knossos, mais préservées du zèle archéologique de certains… Sans doute était-il plus compliqué de se représenter certains détails sans les errements de la modernité, mais flûte, à quoi servirait l’imagination, sinon ?
|
Bonjour, je suis une jarre et j’ai 4 000 ans. |
Et, dans le musée archéologique de Héraklion, ultime étape avant le bateau pour Athènes…
|
Des abeilles millénaires… |
|
…et le couple infernal Perséphone/Isis - Hadès/Sérapis. |
|
Je ne suis généralement pas touchée par la sculpture romaine. Généralement. |
Je ne me leurre pas : l’homme est aussi désagréable ailleurs qu’ici. Le sans-gêne du touriste est proverbial (mais, Dieu merci, pas une fatalité). Or je suis une Emma Bovary du voyage, comme m’a si bien surnommée mon Poète, et alors le souvenir des endroits que j’ai visités, l’espoir d’en découvrir d’autres se parent d’une pureté qui dissipe un peu le dégoût. Je me force à me penser constamment en vadrouille, même dans la vie quotidienne, mais le leurre ne prend pas toujours.
Je crois que c’est Spectaculaire second empire, au musée d’Orsay, qui me laisse dans cet état. L’exposition est très bien, vraiment. C’est l’époque que je fustige. Je ne suis pas tellement hégélienne, ou positiviste, je ne crois pas au progrès, et cette génération de bourgeois arrivistes, persuadés d’être arrivés au pinacle sans voir leur propre fange, me met hors de moi. Mais, et c’est ce qui m’empêche de sombrer complètement dans le désespoir, sans elle, pas vraiment de Hugo, de Baudelaire, d’Art nouveau… Ce que j’aime est né en partie en réaction à l’ère de Napoléon le Petit. Sa fatuité, sa vulgaire ostentation ont été le creuset d’un soubresaut artistique formidable, grâce à lui ou à ses dépends. Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec le début du XXIe siècle. Alors, je cesse de ronger mon frein, je soupire un bon coup, et j’avance, comme tout le monde.