jeudi 19 septembre 2013

CXV ~ Encore un article curieusement identique au texte d'un écrivain que j'admire...


[...] De sorte que la vie et l’âme nous apparaissaient déjà doubles. Tout ce qui plus tard deviendrait nos armes pénétrait jusqu’à nous par les canaux les plus secrets, le Baume Salva dans un faux livre, la Crême-de-Beauté cachée dans un pain d’épice, la poudre de riz de l’Empereur de Chine dans une poche de manchon, comme les instruments, qui, réunis, scient les barreaux des prisonniers. Puis, ces choses secrètes, nous en barbouillions les joues, nous les étalions sur notre visage et les promenions innocemment par la Promenade du Coq ; les cheveux bourrés d’invisibles épingles dorées, dont parfois une tombait à terre, sans que nous daignions l’apercevoir, la laissant ramasser par une duègne, comme une reine le fait d’un amant maladroit ; des rubans roses ou noirs sortant tout d’un coup de nos manches, sur lesquels il eût suffi, peut-être, de tirer pour nous ouvrir comme des boîtes à dragées. Nous avions des pyjamas, que nous mettions à minuit, nous nous réveillions avant l'aurore pour les remplacer par nos chemises, et jamais l’on ne nous surprit dans nos métamorphoses. Nous avions découvert, après quinze années d’espionnage et d’expérience, que c’est de trois heures vingt à quatre heures dix que la fatigue de la vie se faisait sentir chez nos aînées, et que leur surveillance était en défaut. Dès trois heures vingt et une nous respirions à une fiole d’éther, nous fumions à une cigarette ambrée, nous débouchions une bouteille de Célestins pour contrôler si c’est vraiment l'eau qui a le plus le goût de larmes, nous brûlions du houx à la chandelle pour avoir l’odeur exacte de l’opium, et quand à quatre heures onze le plus méfiant des êtres fatigués arrivait, il ne trouvait que deux portes ouvertes, deux fenêtres ouvertes, un parfum de sorcière…
[...] — La vie !
Que ne promet pas la vie, quand du haut d’une colline, à distance égale de parents et et de grands-parents endormis, on aperçoit soudain, toutes allumées, comme au poste téléphonique, les mille ampoules qui réclament toutes qu’on leur parle, lancinants, exigeants, les becs électriques de Bellac. Des cloches nous appelaient aussi, vieux système, de tous les plis dans la plaine et la montagne où les hommes savent le mieux reposer et dormir. Chaque peuplier frissonnant, chaque ruisseau coulant, chaque ramier attardé s’offrait de lui-même et s’élargissait en nous comme une métaphore. Seul moment où nous osions, à travers la nuit comme à travers des lunettes noires pour dévisager le soleil, regarder en face notre destin, notre bonheur, et tous ces petits feux en bas et tous ces petits feux là-haut en semblaient seulement les éclats. Nous nous accoudions au belvédère. Nous nous taisions. Parfois un craquement dans un verger, c'était une branche de prunier, surchargée, qui cassait, c'était cent jeunes fruits voués à la mort. Parfois, un cri dans un sillon, c’était la musaraigne saisie par la chouette. Une étoile filait. Toutes ces petites caresses d’une mort puérile, ou d’une mort antique et périmée, flattaient notre cœur et lui donnaient une minute son immortalité. Derrière nous, tout le passé du monde s’accumulait soudain, et nous nous arc-boutions à la balustrade pour le contenir, faible barrage. Notre moindre regard retenait en lui tout ce que l'être peut distiller des aventures humaines. En nous bougeaient tous les germes de notre vie future, tous probables, tous contraires, tous désirables ; notre mort prochaine, immédiate, mais enlacée à notre mort lointaine, à notre éternité ; notre cœur toujours calme et notre cœur toujours agité, l’un près de l’autre, se chevauchant comme les visages d’époux royaux sur des médailles ; nos époux, nos amants jouant paisiblement avec notre jalousie féroce, notre confiance aveugle ; ces voyages à Bornéo, ces tempêtes délicieuses, ces beaux naufrages, mais aussi ce séjour bienheureux, immuable dans Bellac où nous étions nées ; cet étranger brun et chéri auquel nous commandions, implacables, mais avec ce Français blond un peu bougon, à grande jaquette, près de qui nous vivions, passionnées, dans une fausse crainte ; et ces aveux en plein salon à celui qui ne veut pas comprendre ; et cette fuite devant celui qui nous poursuit ; et cette décision de s’abandonner à tous,  à personne ; et cette soif de modestie, d’effacement ; et tous ces millions, et ces orgies, et ces honneurs : tout cela s’agitait en nous, de la taille à peu près de souvenirs d’un an. Appuyées l’une sur l’autre pour aspirer la nuit, nous nous laissions allaiter par un doux monstre noir ; les yeux élargis, mais sans lueurs, et le gros diamant de Marie-Sévère était notre seul réponse, digne d’ailleurs, il venait de Tobolsk, à tant d’ombre, à tant d’éclat.

Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique.

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