jeudi 31 mars 2016

CCXCIX ~ Lune d’eau

(« D’invraisemblables robes, brodées sur fond vert de flèches d’eau, d’iris et d’anémones, la déshabillaient, la faisaient plus nue que la nudité même, et, couronnée d’herbes fluviales, elle se plaisait à demeurer ainsi devant l’eau morte des miroirs. »
Jean Lorrain, La Princesse au Sabbat.)

~~~


Cette nuit, la Lune a quitté le ciel pour se baigner dans l’étang. Elle écarte de sa nage placide des flots de larves d’éphémères, entraîne à sa suite tout un enchevêtrement de branchages et de fleurs flétries ; pas un soupir ne trouble sa promenade, et des spectres étonnés la regardent flotter dans le gouffre des eaux. Certains d’entre eux portent encore les marques de leur existence troublée : ils cherchent à leur côté une épée, un miroir, leurs plaisirs, et s’effrayent de ne pouvoir pas même saisir le vent. La première plainte jaillit, silencieuse, et ce silence les terrorise ; dans leurs yeux d’ombre se devine l’égarement des pires angoisses, et les spectres commencent à s’agiter comme de grands lys hallucinés.



La Lune est maintenant pleine, globe de pétales limpides, et les fantômes cessent lentement leur danse erratique. Jamais plus ils ne sentiront de parfums, jamais plus ils ne connaîtront le souffle endiablé du combat ni la suavité d’une bouche amoureuse, mais à présent plus rien ne compte sinon le scintillement froid et laiteux qui émane de l’astre. Les caresses les plus tendres appelaient les trahisons viles et destructrices ; ici, plus de corps souffreteux, de cœur anéanti, d’esprit ennuyé de langueur : les plaies du souvenir sont closes. Fleur de velours ou fleur d’eau, perdue entre la matière et le miroir, l’illusion aux multiples bras continue sa danse au gré des courants ; et les fantômes, tour à tour, s’effacent dans l’éclat du lotus, indifférente corolle dans le bourbier des eaux fangeuses.


~~~  

Quelle joie… Pouvais-je imaginer être plus dans mon élément, et pouvais-je recevoir plus beau cadeau de la part de Clara Maeda que d’incarner ma fleur favorite, la fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé ? Combien de fois ai-je rêvé être l’une de ces créatures de conte de fées, un peu terne et alanguie, les cheveux piqués de nénuphars ? Mais là, et c’est encore mieux : le nénuphar, c’était moi.

En Occident, le nénuphar symbolise l’indifférence, la froideur de cœur (ce qui fait qu’on en offre peu ; mais allez-y, je m’en fiche, cela aidera peut-être à diminuer la chaleur de mon propre cœur), ce qui rejoint finalement sa symbolique orientale : la libération du cycle des réincarnations, des douleurs et des plaisirs ; le bonheur par anéantissement. J’aime aussi la façon dont la fleur est utilisée par les artistes décadents, toujours mystérieuse et vaguement putride…

Monet, source d’inspiration de Clara, du violet et du vert.
Pour citer Clara : « (…) Je voulais aussi travailler sur les dégradés plus ou moins sombres, comme si le reflet était soumis aux différentes teintes de la journée, du petit matin à la nuit tombante. En effet, si l’inspiration principale venait des impressionnistes et de Monet plus particulièrement, j’ai voulu travailler également sur la symbolique du nénuphar, notamment chez les Égyptiens qui le considéraient comme une plante sacrée, un lien entre la vie et la mort. Deux types de nénuphars se côtoyaient alors, l’un s’ouvrant au petit matin pour se refermer à la tombée de la nuit, l’autre au contraire déployait ses pétales au crépuscule puis disparaissait à l’aube. »

L’article de Clara, que je vous invite évidemment à lire, rend bien compte du processus de fabrication de la robe, que je trouve vraiment délicatement pensée et réalisée. Et bien sûr, le talent de Margaux, Vanessa et Alexandra vient vraiment sublimer son travail. Quel bonheur, quelle gratitude, vraiment… !

 (« Il faut se défier des fleurs qui flottent sur les eaux et des visages qui sourient dans les glaces. »
Jean Lorrain, La Princesse au Sabbat.)

lundi 28 mars 2016

CCXCVIII ~ Noli me tangere

La vie offre parfois des plaisirs simples, comme celui de présenter des photographies inspirées de la figure biblique de la Madeleine un lundi de Pâques.
L’idée de cette série m’est venue au musée des Beaux-Arts de Nancy, devant une Madeleine pénitente du 17e siècle ; j’ai ensuite été farfouiller un peu partout pour trouver d’autres peintures inspirées de ce thème, et plus je m’y suis penchée, plus il m’a plu. Ma chère Charlotte Skurzak étant toujours partante pour essayer de nouvelles choses, c’est à elle que je dois cette Madeleine (revisitée, comme diraient des candidats à une compétition culinaire).


J’ai toujours cette fascination pour les thèmes de l’orgueil, de la déchéance et de la rédemption ; sans doute est-ce pour cela que le mythe de la caverne Madeleine est – avec Jean-Baptiste – le personnage du Nouveau Testament qui me touche le plus. Sans aller trop loin dans des considérations mystiques et théologiques que je ne maîtrise pas très bien, j’aime cette figure de femme estimée par le Verbe alors même qu’elle se fait rejeter par l’opinion, et dont la symbolique et le rôle exacts restent toujours troubles et discutés deux mille ans plus tard.


Sont traditionnellement utilisés pour ce thème le flacon de la vanité, le livre de la connaissance et le crâne de l’humilité, des symboles qui me suivent depuis si longtemps que je me demande comment j’ai pu justement attendre si longtemps pour avoir envie de les mettre en scène de cette façon.


 (Restons – presque – dans le thème.)


Et pour finir, quelques tableaux, dont celui à partir duquel tout a commencé :

La Magdalena penitente, Bartolomé Esteban Murillo, 1650-1655
La Madeleine pénitente, Nicolas Chaperon (vu à Nancy, donc)
Madeleine pénitente, Jean-Jacques Henner, 1878
Marie-Madeleine pénitente, Johan Moreelse, ~ 1630

samedi 26 mars 2016

CCXCVII ~ Тройка

« Maria Gavrilovna était nourrie de romans français, et par conséquent amoureuse. »
Pouchkine, La Tempête de neige.


(Comment ça, à l’heure de Facebook, de Twitter, et de plein d’autres réseaux sociaux que je suis sans doute trop ringarde pour connaître, il existe encore des gens qui écrivent des articles sur leur blog juste pour publier un morceau de musique ?

Eh bien… Oui. Chassez le naturel, il revient au galop.)

« Les proverbes sont particulièrement utiles dans les cas où, de nous-mêmes, nous ne trouvons pas grand-chose pour nous justifier. »
Pouchkine, La Tempête de neige. 

lundi 21 mars 2016

CCXCVI ~ Back to Pagan

Cela deviendrait-il une habitude ? Une fois encore, Monaco accueillit l’espace de deux jours les créations de la talentueuse Clara Maeda, qui cette année a créé une collection de dix robes exprès pour l’occasion. Parler de défilé est un peu impropre, car il ne s’agit pas ici de simplement montrer ses créations mais bien de les exposer, comme des tableaux. Vous verrez d’ailleurs que cette année la mise en scène fut extrêmement léchée, avec, toujours pour nous accompagner, la très belle musique de YANÉKA.

De l’événement, toujours divisé en trois parties (défilé privé, défilé public et séance photo par Alexandra Banti), voici donc les photographies du défilé public. Je vous laisse avec les quelques mots de Clara quant au thème choisi :

Back to Pagan.

Au commencement, il y avait la lumière, lueur de clair de lune entre les branches entremêlées du Grand Arbre. Naissance teintée de pourpre, fluide filin de vie. Beauté éphémère d’un pétale aux joues rosées, relent de charogne drapée de sensualité, la fragilité impalpable de l’être qui fut et qui devint. Car à l’aube du crépuscule, vie et mort entrelacent leurs mains. Au coucher du Levant, d’un cœur endormi s’envole l’âme papillonnante.
« Back to Pagan » est un retour aux sources, aux relations intrinsèques de l’homme avec la nature et sa spiritualité profonde. Après une première performance en 2015 avec « Brume – De la Légende au Mythe », qui regroupait 9 robes issues de travaux personnels réalisés par Clara Maeda lors de ces 5 dernières années, « Back to Pagan » se compose de robes entièrement réalisées autour d’un même thème, s’inspirant aussi bien de mythologies pré-chrétiennes que de mouvements artistiques tels le préraphaélisme, l’impressionnisme ou l’Art nouveau. Malgré tout, dans une démarche toujours proche de celle du costume, chaque robe a sa propre identité, son propre symbolisme, sa propre histoire à raconter.

Personnages par ordre d’apparition : 

Yule’s Light, l’hiver : Lynh
Konohana Sakuya Hime, le printemps : Julia M. 
Le Papillon, l’été : Nella
Le Chêne et le Gui, l’automne : Johanna 
Les Nornes originelle, de la vie et de la mort : Lanivia, Tamara et Sirithil
Yamamba : Clara 
Gaïa : Heima

Les coiffures ont été réalisées par Margaux Genest et les maquillages par la douce Vanessa Brooke Lopez.

Et maintenant…

…une petite explication s’impose. L’histoire racontée ici est celle du cycle de la vie, inspirée par diverses mythologies. Au commencement, les saisons se meuvent avec langueur, attachées à leur paravent (tous réalisés par Clara et Margaux). Arrivent ensuite les Nornes, qui permettent l’existence, la naissance et la mort. Elles sont elles-mêmes suivies du Nymphéa et de la Yamamba (la sorcière), qui représentent une sorte de yin et de yang, les influences contraires mais nécessaires l’une à l’autre que sous-tend l’existence. Et enfin, Gaïa, la mère originelle, arrive sur scène, réveille les saisons, et toutes les énergies se mêlent pour le final, qui symbolise donc le cycle de la nature.

Ainsi, les quatre saisons…


…puis entrent les Nornes…

…avant que le Nymphéa ne bénisse la foule, et que la Yamamba ne la provoque…

…enfin, Gaïa cherche (et trouve) dans son ventre les germes de la fécondité, et réveille la nature.
Ce n’est quand même pas donné à tout le monde d’avoir ses règles en public.
Le final, par Jess Grinneiser.

Je vous invite sincèrement à lire les descriptions des différentes créations de Clara sur son site (le lien se trouve en haut de l’article), son travail est vraiment riche tant dans les inspirations que dans les techniques, et elle explique bien mieux que je ne pourrais le faire comment ses personnages ont pris forme sous ses doigts – tous les portraits individuels n’ont pas encore été publiés, mais ça ne saurait tarder. En attendant la performance de l’année prochaine, j’espère que ces quelques souvenirs vous auront touchés – et si vous devinez de quel tableau est inspiré le final, vous gagnez un bonbon.

lundi 14 mars 2016

CCXCV ~ Songe d’aniline

 

Photographies : Chloé Deroy.

J’ai découvert le travail de Chloé l’an passé, et ce qui m’a tout de suite plu dans sa démarche artistique est le refus de la retouche dans un univers pourtant très onirique. Elle compose avec la lumière naturelle ou colorée, les tissus, l’eau, et tout ce qui peut lui passer sous la main sans rien y ajouter ensuite ; tout un travail de minutie et de patience ! Sa passion va aux arcs-en-ciel, et c’était très amusant de l’entendre, toute enjouée, me dire : « On voit un peu le spectre des couleurs au coin de ton nez ! ».


Chloé m’a laissé le choix de la couleur pour les lumières avec lesquelles nous allions travailler, et mon choix s’est (évidemment ?) tout de suite porté sur le violet, ma couleur favorite, auquel elle a ajouté un peu d’or pour le rendre plus lumineux. Lorsque nous avons ensuite cherché un titre pour la série, Chloé me proposa Songe d’aniline, et depuis je ne cesse de me dire que cette idée était vraiment fantastique.


L’ère décadente du XIXe siècle a apporté aux artistes et aux esthètes de quoi dompter les caprices des fleurs par la découverte de nombreux pigments chimiques dont l’aniline, ce nouveau violet un rien entêtant. J’imagine aisément, à la place de chimères éthérées, des chimères anilinées, faites de mystères et de révélations fugitives comme l’iris (« mais plus aimable que la tulipe orgueilleuse et imputrescible », me disait hier mon poète favori), un monde flottant où rien ne persiste… sauf le violet.

samedi 12 mars 2016

CCXCIV ~ Sable et falaises

Bus un jour de pluie
La brume de tous ces hommes
Me cache le ciel


J’ai vaguement parlé ici de ce projet de collier imposant que je compte mener à terme pour la fin du mois d’avril : il avance assez bien pour le moment. J’ai entièrement fini les croquis préparatoires et commencé à acheter certaines fournitures. Le thème en sera les haliades, ces nymphes des côtes rocheuses ; le but caché étant d’utiliser des coquillages (sans que cela finisse en copie des bijoux-souvenirs-de-vacances-en-macramé du début des années 2000) mais aussi des matériaux bruts rappelant les aspérités des falaises. J’ai de plus en plus envie d'utiliser des pierres non taillées, ou très peu, mais pour les mêler à des structures plus harmonieuses que la plupart de celles d’inspiration païenne qui fleurissent sur Etsy et ailleurs. Évidemment, je me sens frustrée de tourner toute l’énergie de mes mains vers ce seul projet, alors que j’ai tant d’éléments qui me semblent prometteurs dans mes tiroirs… Mais me connaissant, c’est certainement la seule façon de mener un projet ambitieux à terme, du moins tant que je n’aurai pas plus de discipline et de moyens - enfin, soyons honnêtes, surtout de discipline. C’est mon côté plante verte.

Natan Vance
Mer du Nord, Thierry de Cordier.
(Et, si nous décidons d’être honnêtes, soyons-le jusqu’au bout : ce billet est surtout un prétexte pour disséminer encore un peu plus d’images océaniques par ici. J’attends toujours que quelqu’un frappe à ma porte, un matin, et me dise : « Viens, je t’emmène au bord de la mer ». Sinon, je pourrais passer mon permis, mais ce serait moins romantique : on ne peut sans doute pas tout avoir.)

mardi 8 mars 2016

CCXCIII ~ Martius mensis


Il est de retour, mon fougueux cavalier, mars le fossoyeur de ténèbres, mars déchirant le ciel pour y fulminer ses orages de neige et d’azur… Il me semble que c’est l’empyrée tout entier qui éclate et nous foudroie de sa prunelle de diamant ; et sa tempête vibre dans chaque fibre de ma chair ; et je tempête avec lui… ! Toute la lumière du monde se rétracte dans un éclat de givre dont la convulsion réveille la terre et lui arrache son escarboucle ; bientôt la fleur naîtra de ce froid scintillement qui transmue la pourpre chthonienne en sève bouillonnante. 

Je craignais que la douceur de cet hiver ne me rende ce mois de mars fade et douceâtre ; j’ai beau l’adorer de tout mon être, je sous-estime toujours la puissance de son caprice – d’où, sans doute, la force du transport qui m’anime sitôt que disparaît le lugubre février.
Transparent White Star