mardi 27 mai 2014

CLXV

Rentrée de Bretagne des embruns plein les cheveux, j’écris lentement le récit de mon voyage. Très lentement. Alors voici à nouveau un peu de hors-sujet.

Malgré son front lisible et son sourire jeune, il lui sembla que ce n’était pas d’hier qu’il éprouvait le sentiment vertigineux de la vie, et qu’il avait magnifiquement souffert autrefois, dans un passé.
Alors, avec un geste éperdu et comme écartant une draperie de ténèbres, il entra, chancelant, dans les vastes ombres.
Et il vit s’élever, avec lenteur, devant lui, dans ces mêmes ombres, comme un autre geste enveloppé de voiles ; il eut l’impression de deux bras qui se joignaient – oh ! douloureusement ! – autour de son cou. Une forme aux blancheurs radieuses attirait son front vers elle…, et ce fut l’essaim des pâles joies infinies, le tremblement des rêves divins, le supplice…
 Villiers de l’Isle Adam, Isis.

Elle revient, cette passion pour les textes obscurs, étouffants, des poètes qui font de la prose une chanson mystique ! Mes livres me manquent, je meurs d’envie de me plonger dans mon Nerval, de l’absorber goutte à goutte et goûter cette extase qui suit la lecture ; mon paradis artificiel. Déjà, j’ai recueilli quelques-uns de mes thés, autres de mes ivresses, mais mon Eau de Lune appelle le parfum de mes vieux ouvrages. Nerval qui écrivit sur la Lorelei, édition 1929, une senteur boisée quelque peu corrompue ; mon Crépuscule des Nymphes, cru 1911, en émane comme une odeur de roses… J’ai des envies de Louÿs, et de Huysmans, et de Villiers, de ce croupissement fin de siècle d’où s’élève la musique des mots que je préfère. Ne pas acheter de nouveaux livres m’est une torture. Quand ça me prend, je lis sur Gallica, au travail (on ne juge pas un drogué, merci), mais ces textes-là, non, il me faut les sentir. Je fais virtuellement la visite des bouquinistes, et je me lamente sur une édition 1900 des Chansons de Bilitis. 

Pense aux embruns, pense aux embruns.
Je viens de finir un essai sur l’instrumentalisation de la culture dans nos États post-modernes, et un passage m’avait frappée ; pour résumer rapidement (car je n’ai plus l’ouvrage sous la main, ce serait trop facile), l’auteur regrette que le traitement actuel des produits et biens culturels sacralise une nostalgie qui n’a pas lieu d’être (politique, mais qui dérive sur une exacerbation de la sensibilité/sentimentalité qui touche tous les domaines de la vie quotidienne, et qui crée du repli sur soi, sur son individualité) au lieu d’élever l’esprit par une confrontation avec une entité extérieure à soi-même, de provoquer une action, donc. La façon dont nous vivrions notre culture nous alanguirait, provoquerait ce contentement de soi qui ruine la pensée…
Je ne crois pas que cette façon de vivre la culture soit spécifique à notre époque (outre l’instrumentalisation qu’en fait la politique, mais je me détache de ce qu’écrit l’auteur de l’essai ici), chaque période historique a vu ses pédants précieux ravis d’eux-mêmes et de ce qu’ils pensent savoir, et le livre, souvent, devient une fin en soi, et un signe de supériorité. Je lis, donc je suis intelligent, tu n’as pas lu ceci, donc tu es digne de mon mépris. Or ce qui compte, en effet, ce n’est pas de lire, mais de se confronter, de faire en sorte que l’œuvre résonne plus fort qu’elle-même en nous, qu’elle ouvre des possibilités, des champs de pensées nouvelles. Chercher à s’élever, à s’émanciper, toujours, et traiter l’autre en égal, jamais en inférieur.

Ah, je m’interroge perpétuellement sur la nature de l’art, ses forces, son pouvoir, et je ne trouve aucune réponse ! Comme si je frôlais un mystère qui me dépasse, qui s’offre à moi sans jamais se laisser prendre, et je me perds un peu plus dans ces ténèbres où brillent mes étoiles, la plume à la main ; j’attends et je cours, je songe et je pleure. Je ne suis pas prête.

J’aimerais lire encore plus, mais la lecture n’est pas une course, fût-elle contre le temps lui-même. Je suis fascinée par certains auteurs, mais les sacraliser est sans doute nuisible. J’ai besoin de toucher pour aimer lire, alors que là n’est pas forcément l’essentiel… J’idolâtre, je matérialise, je vis ma lecture dans l’affect, et mon stupre est fait d’encre et de papier vieillis. Mais quelles délices !
Le grand dilemme de ma brève existence ; me lover dans la volupté, ou devenir sage. Mon idéal a quelque chose d’antique, un croisement entre la Chrysis de Louÿs et la Vestale. Mais avec plus de livres.

’Marzena Skubatz - The sea in me, 2013

6 commentaires:

  1. Un article profond comme je les aime, un peu de philosophie comme j'en manque...
    Certains textes nous frappent par leur ambiance et leurs réflexions sur le monde, souvent implicites mais d'autant plus étonnantes et piquantes. Je n'ai pas lu les ouvrages dont tu parles pour le moment, étant en plein dans les classiques britanniques, mais tu me donnes fortement envie de les lire. Merci.

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    1. Avec plaisir. Il faudrait que j'attaque les classiques britanniques également, un jour.

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  2. Les vieux livres ont, il est vrai, cette odeur délicate... J'ai parfois l'air d'une véritable folle lorsque je parcours délicatement les pages en m'imprégnant de leur histoire (et de leurs senteurs). Ton article me donne envie de retrouver mes premiers amours, les grands mélancoliques du siècle dernier - même si je crois que pour ma part, mon favori reste Chateaubriand.

    Et j'aime beaucoup cette image de muse antique, de précieuse lovée au milieu des soieries et des livres. Je trouve que ça te va bien - et j'y trouve un lien subtil avec ton précédent article.

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    1. Je connais assez peu Chateaubriand, j'avais étudié des extraits de son œuvre au lycée mais j'ai toujours remis à plus tard la lecture de ses œuvres. Pourtant, le peu que j'aie lu m'a transportée, c'est dommage ! J'espère pouvoir lui consacrer un peu de mon temps, cet été.

      Et ce que tu dis me touche beaucoup, merci.

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  3. J'ai hâte de lire le récit de ton voyage en Bretagne! Je suppose que tu t'es rendue au bord de mer; il n'y a pas mieux que l'air marin pour se ressourcer!

    Recommencer à lire régulièrement et avoir le choix de mes lectures depuis ces derniers mois m'a ouvert les yeux. J'ai l'impression de découvrir à nouveau le monde d'une autre manière.
    Ce n'est qu'en s'imprégnant des sentiments et des pensées des autres que l'on peut grandir et mieux comprendre le monde dans lequel on vit. Lorsqu'on reste isolé dans sa propre cage sentimentale on ne fait que tourner en rond sans pouvoir évoluer. Je ne sais pas si j'ai parfaitement bien saisi tout tes propos, mais en tout cas lire tes réflexions est quelque chose que j'apprécie.

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    1. J'en suis heureuse ^^ Lire tes commentaire me fait toujours plaisir.

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