mardi 12 janvier 2016

CCLXXX ~ Flectere si nequeo superos acheronta movebo

Je n’ai jamais rédigé de liste de choses à faire avant de mourir, mais si tel avait été le cas, j’y aurais probablement noté : « voir Martha Argerich en concert ».

C’est chose faite.

Depuis, je ne fais qu’imaginer ce que peut être une vie dédiée entièrement à son art, de voyager dans le monde entier et de chercher sous chaque architecture une nouvelle façon de se perfectionner. N’admettre que discipline et émerveillement perpétuels, faire venir à soi tous les échos du monde et les presser pour en tirer l’ambroisie ; il suffit d’une goutte pour devenir créature poétique, comme un pépin laisse éclore la créature infernale : qui est poète, sinon celui qui navigue ainsi d’une rive à l’autre… !

L’artiste est un pont, et Argerich elle-même en devint un, partant de ses mains jusqu’à chaque membre de l’auditoire. Avec sa chevelure argentée, sa longue robe noire, elle apparaissait comme une Hécate tranquille, dont seules les mains s’agitaient superbement, portées par le génie.

« Je suis le fruit de mon époque, et j’en regrette le manque d’ambition et de profondeur » : voici ce à quoi je pensais tout le long du concert. Les mystiques refusent toute union avec leur raison, et les raisonnables rient de leur mystère ; cela vaut ce que ça vaut, mais j’y vois une cause majeure du néant poétique du XXIe siècle en France : la discipline et l’émerveillement volettent chacun de leur côté, vainement. Ajoutons-y cette culture du divertissement dont l’ampleur grandissante ne cesse de m’effrayer, et nous y perdons, de surcroît, le goût de la pensée. Nous laisserons à la postérité nos quelques données factuelles, sociologiques, mais sans doute aucune œuvre majeure (Harry Potter, c’est un peu juste, tout de même).

Mon enfant, il n’y a plus de chevaliers que dans les livres !

sauf si l’envie nous vient de revêtir une armure. L’humanité a certes déjà eu ses périodes de néant, mais est-ce une raison pour s’en contenter ? Le monde s’agite, les fondations tremblent : le moment est peut-être venu de s’engouffrer dans la brèche.

4 commentaires:

  1. Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles (~1985) :

    « Alors même qu’il s’adresserait à des lecteurs parfaitement "dans le coup" à tous points de vue, il reste une chose importante pourtant que le mode d’exposition "de rigueur" s’interdit de communiquer. C’est aussi une chose tout à fait mal vue dans les milieux de gens sérieux, comme nous autres scientifiques notamment ! Je veux parler du rêve. Du rêve, et des visions qu’il nous souffle - impalpables comme lui d’abord, et réticentes souvent à prendre forme. De longues années, voire une vie entière de travail intense ne suffiront pas peut-être pour voir se manifester pleinement telle vision de rêve, la voir se condenser et se polir jusqu’à la dureté et l’éclat du diamant. C’est là notre travail, ouvriers par la main ou par l’esprit. Quand le travail est achevé, ou telle partie du travail, nous en présentons le résultat tangible sous la lumière la plus vive que nous pouvons trouver, nous nous en réjouissons, et souvent en tirons fierté. Ce n’est pas en ce diamant pourtant, que nous avons longuement taillé, que se trouve ce qui nous a inspirés en le taillant. Peut-être avons-nous façonné un outil de grande précision, un outil efficace - mais l’outil même est limité, comme toute chose faite par la main de l’homme, même quand elle nous paraît grande. Une vision, sans nom et sans contours d’abord, ténue comme un lambeau de brumes, a guidé notre main et nous a maintenus penchés sur l’ouvrage, sans sentir passer les heures ni peut-être les années. Un lambeau qui s’est détaché sans bruit d’une Mer sans fond de brume et de pénombre. . . Ce qui est sans limites en nous c’est Elle, cette Mer prête à concevoir et à enfanter sans cesse, quand notre soif La féconde. De ces épousailles-là sourd le Rêve, tel l’embryon niché dans la matrice nourricière, attendant les obscurs labeurs qui le mèneront vers une seconde naissance, à la lumière du jour.

    Malheur à un monde où le rêve est méprisé - c’est un monde aussi où ce qui est profond en nous est
    méprisé. Je ne sais si d’autres cultures avant la nôtre - celle de la télévision, des ordinateurs et des fusées transcontinentales - ont professé ce mépris-là. Ça doit être un des nombreux points par lesquels nous nous distinguons de nos prédécesseurs, que nous avons si radicalement supplantés, éliminés autant dire de la surface de la planète. Je n’ai pas eu connaissance d’une autre culture, où le rêve ne soit respecté, où ses racines profondes ne soient ressenties par tous et reconnues. Et y a-t-il oeuvre d’envergure dans la vie d’une personne ou d’un peuple, gui ne soit née du rêve et ne fût nourrie par le rêve avant d’éclore au grand jour ? Chez nous pourtant (faut-il même dire déjà : partout ?) le respect du rêve s’appelle "superstition", et il est bien connu que nos psychologues et psychiatres ont pris la mesure du rêve en long en large et en travers - à peine de quoi encombrer la mémoire d’un petit ordinateur, sûrement. Il est vrai aussi que plus personne "chez nous" ne sait allumer un feu, ni ose dans sa maison voir naître son enfant, ou mourir sa mère ou son père - il y a des cliniques et des hôpitaux qui sont là pour ça. Dieu merci. . . Notre monde, si fier de sa puissance en mégatonnes atomiques et en quantité d’information stockée dans ses bibliothèques et dans ses ordinateurs, est sans doute celui aussi où l’impuissance de chacun, cette peur et ce mépris devant les choses simples et essentielles de la vie a atteint son point culminant.

    Heureusement le rêve, tout comme la pulsion originelle du sexe dans la société même la plus répressive, a la vie dure ! Superstition ou pas, il continue à la dérobée à nous souffler obstinément une connaissance que notre esprit éveillé est trop lourd, ou trop pusillanime pour appréhender, et à donner vie et à prêter des ailes aux projets qu’il nous a inspirés. »

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    1. Seriez-vous le nervalien anonyme ? J’imagine que oui, si je me fie au contenu de ce (vibrant) extrait… Il m’a fait songer à Mendeleiev, qui aurait découvert en rêve comment classer les éléments de son fameux tableau périodique. J’ai toujours eu le sentiment que la chance de l’humain était de pouvoir unir la pensée construite à l’intuition nébuleuse, et que mépriser l’un ou l’autre revenait à mépriser une partie de nous-même. Curieux monde que le nôtre, qui ne pense pas mais ne se fie pas plus à ses « racines profondes », qui ne vit que dans une sorte de sentimentalisme égocentrique et anecdotique, mais qui heureusement possède encore quelques génies.
      Quoi qu’il en soit, merci d’avoir partagé ce texte ici, je l’ai lu et relu avec un vif intérêt.

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    2. Je suis bien « le nervalien anonyme » (pour les autres commentaires anonymes récents aussi).

      L.N.A.

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    3. Pour être plus précis, depuis le billet « My sweet Lolita » sauf la discussion du 7 au 18 janvier sur le même billet.

      L.N.A.

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