mercredi 28 novembre 2012

LV ~ Les vacances, c'est aussi fatiguant que le travail 1re partie

Nous avons assisté hier à la répétition générale du Requiem de Dvorák.

Bien. Le décor est posé, par où commencer ? 

Je me demande combien de naissances, ou de renaissances, un être humain peut avoir. Cette musique, ou en tout cas la manière dont elle a été interprétée ce soir-là, fut une expérience à la limite du mystique. Je suppose que le fait que ce soit un requiem joue ; je ne m'étais renseignée sur rien avant d'y aller, vraiment, j'étais vierge de toute pré-interprétation, ça a joué aussi, sans doute. Le lieu également : nous étions dans une salle où j'ai joué, enfant, et où je revenais pour la première fois depuis la blessure, en tant que spectatrice donc. Peut-être me trouvais-je, sans réellement vouloir me l'avouer, dans un état psychique qui réclamait quelque chose ; je n'ai pas vraiment envie de commencer à présupposer des bases qui ne sont pas vérifiables, pour autant je pense qu'elles ont contribué à rendre l'expérience de ce soir unique : l'art, la beauté sont choses suffisamment subjectives pour avoir besoin de conditions très particulières pour trouver leur résonance la plus optimale. Ce soir il fallait un certain orchestre, un certain nombre de personnes dans la salle pour arriver à une certaine acoustique, et une certaine personne dans un certain état d'esprit pour qu'elle puisse vivre plus (ou pas, au fond) que l'œuvre en elle-même.

Dès les premières minutes, j'ai pleuré. Ce fut la première fois depuis assez longtemps que je vivais une expérience musicale aussi éprouvante : pendant la quasi-totalité de l'heure et demie qu'a duré le requiem, j'étais tendue, totalement crispée. Aux brèves périodes de méditation sur ce que j'étais en train de vivre et d'écouter se succédaient des moments d'extase : je me suis dit que ce soir, on frôlait la perfection, et que s'il fallait s'en rapprocher encore un peu plus, mes sens lâcheraient totalement. Je pense sérieusement que mieux aurait été inaudible et inhumain, sur moi en tout cas. Si j'avais l'intuition qu'un trop plein de perfection pouvait rendre fou, je pense en avoir à présent quasiment l'expérience. 

Le terme que j'ai employé en sortant de la salle fut « éprouvant », parce que ce fut une épreuve, presque un rite initiatique. On n'est plus jamais vraiment le même au fur et à mesure que l'on se cultive (au sens premier du terme), mais il est des expériences qui ébranlent trop pour que l'on puisse se regarder de la même façon avant et après les avoir vécues. L'art peut avoir ce rôle-là, grâce à ces petits miracles des conditions réunies. Ce soir, je me demande à quel point l'œuvre peut dépasser le créateur. Jusqu'où il est responsable de ce qu'elle produit sur le spectateur, à partir de quand elle peut avoir une existence suffisamment indépendante pour que le sentiment qu'elle dégage ne soit plus celui de la simple forme qui lui a été insufflée.

Je trouve ce concept de forme éminemment problématique, parce que ce à quoi il s'applique est souvent, à mon goût, plus que vague, surtout dans un art comme la musique. Si la mélodie ne change pas d'une interprétation à une autre, la forme varie à chaque fois, par le rythme voulu par celui qui la remodèle à son image, les accents mis sur certains passages, l'instrument sur lequel il est joué. J'ai posté il n'y a pas longtemps la version qu'Argerich a du Gibet : c'est ma préférée, pourtant c'est l'un des seuls pianistes à jouer ce morceau aussi lentement. Je ne suis même pas sûre que Ravel voulait qu'on le joue de la sorte. Ce n'est donc pas la seule mélodie qui me plaît, forme immuable que l'artiste a donné à sa création, mais une autre qui ne dépend plus de lui. Cette mélodie me plaît, c'est indéniable : mais je l'aime jouée d'une certaine manière, peut-être parce qu'elle m'évoque des choses qui pour moi prennent leur sens dans la lenteur ; mais alors est-ce encore la forme de l'œuvre que j'apprécie, ou celle qu'elle imprime en moi lorsque je m'y confronte ? Ce que je trouve beau, est-ce l'œuvre elle-même, ou le reflet qu'elle laisse dans mon esprit ?

Je pense qu'un jugement de goût n'est jamais vide de préjugés, qui ne touchent pas nécessairement à l'œuvre sur laquelle le jugement porte. Par exemple, je pense qu'il faut se détacher de toute considération morale pour apprécier une œuvre d'art : il est difficile de dire d'un tableau qui représente une scène de chasse qu'il est beau si on ressent une aversion profonde et incontrôlable pour tout ce qui touche à la cruauté exercée sur les animaux ; si, pour se dédouaner, on dit « Je ne cautionne pas la chasse, mais je trouve ce tableau beau », c'est que l'on a réussi à faire abstraction de sa conscience morale en ce qui concerne le jugement porté sur cette œuvre précisément, ce qui ne sera peut-être pas le cas pour toutes les œuvres qui portent sur la chasse. Si au contraire la première réflexion que l'on a est « Beurk, une scène de chasse », ce n'est pas l'œuvre en elle-même que l'on juge, mais la manière dont elle s'insère dans un schéma de pensée qui n'a pas grand chose avec l'art en lui-même (bon, je pars du présupposé que l'art est ce qui touche à l'expression de la beauté par l'homme, même si au fond ça doit se justifier aussi, mais ce serait une digression dans ce contexte-ci et je n'ai pas envie de trop m'éparpiller). Pour autant, je ne pense pas que si cette œuvre plaît malgré la scène de chasse ce soit grâce à sa seule existence : l'harmonie de sa composition, ses couleurs, l'expression de ses personnages renvoient à des idées – ou peut-être plutôt des intuitions – auxquelles le spectateur est sensible, et la référence devient si précise et si forte qu'il finit par en être touché. Ce qui expliquerait aussi que les jugements de goût ne puissent être expliqués, ni débattus : il font appel à un cadre précis, ces conditions dont je parlais au début, qui varie selon les individus, qui font que le sentiment et son intensité varient en fonction des spectateurs. Le talent de l'artisan est de créer des artéfacts qui soient suffisamment relevés techniquement, agréables à l'œil, ou provocants (sinon tout à la fois) pour passer les âges et mériter sa place dans la poussière d'un musée, mais seul le génie de l'artiste fait qu'une œuvre dépasse ces considérations pour devenir une épreuve, bouleverser un individu au point de s'imprimer en lui au détriment de sa propre conscience, de ce qui est explicable, de ce qui est traduisible par autre chose que des larmes. Et certains bouleversements sont si violents... qu'ils en sont à la fois terriblement douloureux et délicieux. Tout à l'heure, mon esprit incroyant ne cherchait, en vain, qu'une puissance supérieure devant laquelle s'agenouiller pour la remercier de lui avoir fait connaître ceci. Rarement j'aurais été aussi heureuse d'être en vie. Tout prenait un sens différent, des choses obscures m'apparaissaient soudainement effrayantes de clarté. Que vais-je faire de mon existence, après avoir pris de plein fouet dans mon âme les chœurs de Dvorák ? Les gifles sont parfois nécessaires pour revenir à soi, et celle-ci en était une monumentale. Le Requiem aura été l'avertissement le plus sublime que j'ai jamais reçu. 

8 commentaires:

  1. J'écoute les premières notes du Requiem... C'est juste magnifique. Vraiment. Pas seulement les choeurs, mais l'agencement avec les instruments, qui ne s'effacent pas quand les choeurs chantent, mais qui montrent qu'ils sont là, par quelques notes... Mon dieu !
    Je comprends ta réaction.
    Je pense que j'aurais eu cette même réaction que toi à ce concert. Pour toutes les choses que tu as dites, même si elles me touchent différemment. Se prendre tout ce son en pleine figure, tous ces sentiments, tous ces hertz... Mais sans agresser les oreilles, comme pour le Requiem de Mozart, par exemple, qui joue sur le fait d'être assez violent dès le départ. (je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire).
    Tu me donnes de plus en plus envie d'aller voir des concerts et des symphonies...

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    1. Oui, va voir des concerts è_é En plus l'acoustique d'une salle n'a tellement rien à voir avec la meilleure sono du monde, j'ai presque honte d'écouter de la musique sur un baladeur maintenant.

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  2. Les questions que tu poses sur la portée de l'interprétation d'un musicien, et jusqu'à quel point une œuvre appartient à celui qui l'a composée sont vraiment très intéressantes, et ce sont même les questions essentielles que tout interprète doit se poser à un moment ou à un autre lors de la création d'un morceau.
    A partir de quel moment la musique lui appartient-elle ?
    Beaucoup de personne se disent musicien, en laissant de côté la partie interprétation, en ne se concentrant que sur la performance technique qu'impose tel ou tel morceau. Mais jouer le Presto de l’Été, des Quatre Saisons de Vivaldi à toute vitesse, ce qui est certes une prouesse qui n'est pas donnée à tout le monde, n'est-elle pas aussi une forme d'interprétation ?
    Je joue en ce moment même un tango de Carlos Gardel à la harpe (ma prof de harpe adore faire découvrir à ses élève du répertoire exotique, pas du tout composé pour la harpe). Et au delà de la difficulté technique, je me suis retrouvée incapable de m'approprier le morceau, ne sachant pas comment faire résonner un tango aussi bien avec mes doigts que dans ma tête, car finalement tout cela est lié. Ce morceau s'était positionné comme un ennemis à vaincre, une bête sauvage à faire ployer. Puis j'ai assisté à une master class sur le tango dans mon conservatoire. Et l'intervenant, un maître du tango, a réussi à éveiller mon intérêt pour ce style qui dans ma tête était toujours assez mal défini. Passer une journée à parler de musique, des propriété de son instrument, et de comment faire sonner un style aussi percussif (dont l'instrument de prédilection est bien sûr la guitare) sur la harpe qui a naturellement un son assez rond a été très formateur, et surtout m'a ouvert l'esprit sur la manière d'interpréter mon morceau. J'en suis sortie avec l'impression que j'arriverai à maîtriser mon morceau par la douceur cette fois, et en appliquant des techniques bien précises, propres au tango.
    Pour conclure, je dirais que, dans l'approche que j'ai eu de la musique tout au long de ma formation, il est pour moi impossible d'enlever à l'interprète les libertés le l'interprétation. Toute œuvre artistique est créée selon un processus particulier. Pour la musique, je dirais qu'il y a 3 étapes :
    -le compositeur qui un jour a eu l'idée d'une mélodie, d'un rythme, d'un sentiment. Ce compositeur qui a mûri ce sentiment, ou l'a retranscris brut sur le papier à musique est la première personne essentielle pour créer une œuvre musicale.
    -l'interprète qui, choisi par le compositeur ou simplement attiré par l’œuvre choisi de la reprendre des décennies plus tard, va faire naître de le son, à travers ses doigts, son souffle, sa voix. Cette étape est tout aussi personnelle que l'étape de composition même, car aucun instrument ne peut être maîtrisé, si l'on n'a pas une parfaite maîtrise de son corps et de son esprit. La coordination nécessaire pour faire de la musique est prodigieuse, quelque soit l'instrument, et en particulier quand cet instrument est la voix, car elle est notre premier instrument, celui qu'on pense connaître le mieux mais qui finalement nous est bien mystérieux quand on ne s'y intéresse pas.
    -le spectateur est le dernier élément de la création d'une œuvre, quel qu’elle soit. Car une œuvre ne pourrait exister sans public pour l'apprécier ou la contester. Le but premier d'une œuvre est de faire naître un sentiment, et c'est bien le spectateur qui va être l'instrument de ce sentiment. Il se manifestera de différentes manières chez tout le monde, mais finalement là en réside la beauté.

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    1. Mais ces étapes ne sont pas forcément scindées, le compositeur pouvant être interprète, et l'interprète pouvant se considérer lui même comme spectateur.
      J'ai trouvé ton article vraiment très intéressant, et les questions que tu poses sont essentielles à tout processus de création, et ça fait du bien de se les remémorer de temps à autres :)
      Je suis heureuse que tu aies été touchée par une pièce aussi formidable. Je n'assiste pas souvent à des concerts, mais j'adore être spectatrice de ce genre de choses, si grandes et belles qu'on a l'impression qu'elles causeront la perte de notre esprit.

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    2. Merci beaucoup pour ton commentaire, il m'apporte beaucoup dans ma réflexion. Je crois vraiment que le musicien est un artiste privilégié par rapport aux autres, car j'ai l'impression que c'est le seul où il soit à la fois créateur et spectateur, même s'il reste un spectateur particulier, et ce également grâce à son statut quelque peu immatériel.
      La question que tu soulèves quant à la prouesse technique est une question que je me suis souvent posée. On a tendance à utiliser le "raccourci" technique vs génie pour différencier le statut d'artisan et celui d'artiste, mais cela reste une facilité. L'artiste transcende certes la technique, mais il en a besoin, et son génie peut figurer via un défi purement technique. Disons que ce que j'arrive à tirer comme conclusion pour le moment, même si cela reste un peu vague, c'est que le génie est technicien mais que l'inverse n'est pas nécessairement vrai.
      Je suis entièrement en accord avec ton analyse du processus créatif musical, et, en effet, il n'y a pas de beauté sans spectateur. Ce qui me pose un problème, en fait, c'est de savoir où exactement se situe cette genèse de la beauté : malgré ce que j'ai dit un peu plus haut dans cet article, je ne crois pas que l'on puisse l'imputer au seul spectateur, puisque à mon sens cela reviendrait à dire que le génie n'est plus nécessaire, et qu'il suffit d'un accident sur une personne autre que le créateur pour que la qualité de ce que l'on trouve beau existe, sauf que cela choque profondément une de mes intuitions qui a toujours considéré l'artiste comme une sorte d'être à part qui arrive à insuffler cette beauté dans ses oeuvres. Pour moi on peut être écrivain, musicien, peintre sans nécessairement être un artiste, cette dénomination n'étant réservée qu'à une minorité bien particulière ; mais je pense aussi qu'on ne peut se donner ce statut à soi-même, et que seul le spectateur en tant que juge ultime peut définir un créateur comme un artiste... Donc l'artiste posséderait quelque chose qui dépasse ses propres créations, mais pour autant cette chose ne serait pas reconnaissable en elle-même, et aurait besoin du regard d'un non-initié en quelque sorte pour pouvoir être discernée ? C'est, au fond, ce que je pense, mais je trouve que c'est une position très difficile à argumenter, parce qu'elle n'est basée que sur des intuitions, des sentiments. Je trouve un morceau de musique beau parce que, et c'est impossible de définir précisément ce parce que, même si j'essaie de lui trouver un sous-bassement psychologique, une liste de conditions nécessaires. C'est cette zone d'ombre, aussi, qui fait la magie de l'art, et je ne sais pas vraiment, au fond, si j'ai vraiment envie de la mettre en lumière et même s'il est possible de le faire, mais les interrogations qui en découlent, en remettant par exemple en question le processus créatif, permettent peut-être aussi de mieux les appréhender. Tout ceci ne sert strictement à rien, mais ça fait tout de même du bien d'y penser xD
      Bref, ton commentaire de musicienne est aussi très agréable car il m'évoque cet état de grâce entre le créateur et le médiat dont il use, cette harmonie qu'on ne trouve que rarement ailleurs. Et c'est une idée très belle et très douce.

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    3. « le génie est technicien mais que l'inverse n'est pas nécessairement vrai. » Je suis tout à fait d'accord avec cette conclusion. Même si la technique est essentielle, elle ne peut être auto suffisante, et le génie est celui qui sait, au delà de la technique, de par ses mains faire naître la beauté.
      « Pour moi on peut être écrivain, musicien, peintre sans nécessairement être un artiste, cette dénomination n'étant réservée qu'à une minorité bien particulière ; mais je pense aussi qu'on ne peut se donner ce statut à soi-même, et que seul le spectateur en tant que juge ultime peut définir un créateur comme un artiste... » Encore une fois, je ne peux qu'approuver.
      Cependant je vais émettre une réserve sur tes pensées d'après. En effet, pour que le génie d'un artiste soit reconnu, le regard d'un spectateur est nécessaire. Mais pas forcément celui d'un non initié. Je pense que dans tous les domaines artistiques, il arrive un moment où l'artiste (que ce soit le compositeur, l'écrivain, le peintre et j'en passe), en vient à pousser sa technique et son style à l’extrême pour créer quelque chose de nouveau. Et pour comprendre l’essence de cette œuvre, il faut avoir un minimum de connaissances en la matière. N'est-ce pas pour cela que de son temps Vincent Van Gogh n'a vendu qu'un seul tableau (selon la rumeur). Et pourtant il est maintenant reconnu comme un technicien de génie, qui a su transcender de nombreux styles pour créer le sien.
      De même pour la musique. Pour ma part, je ne peux apprécier l'entière beauté d'une pièce que si j'en connais déjà la partition, ou tout du moins si j'en ai déjà une idée des grandes lignes. Car j'aime apprécier un morceau à ma façon, écouter les basses et les harmonies, le tout surmontées, comme une robe à la coupe parfaite d'une fine dentelle de mélodie.
      Cependant j'aime tout autant me laisser surprendre par des pièces inconnues, et la magie des concerts est de faire naître des émotions simplement en regardant les artistes s'émouvoir sur leurs instruments.
      Je dirais donc que tout le monde est à même d'apprécier l'art, même s'il a des côté versatiles que parfois seuls des aficionados peuvent saisir. Mais au final, le plus beau n'est-il pas l'émotion crée lors d'un de ces petit moment d'éternité ?

      Je viens de remettre une couche sur un débat sans fin, mais c'est un véritable plaisir de débattre d'une si jolie façon ^^

      Et puis en écrivant ces lignes, j'ai à l'esprit des exemples littéraires qui me viennent à l'esprit. Je n'ai pas fait d'études de lettres très approfondies, et lorsque j'ai essayé de me frotter aux grands classiques, tels Zola, Flaubert et j'en passe, j'ai toujours eu ce sentiment d'ennui, ne pouvant pas apprécier la beauté de l'écriture en elle même. C'est sans doute l'un de mes plus grand regret, je et pense pourtant que l'étude de ces écrits doit être une chose fabuleuse.

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  3. en tout cas sache que ton récit m'a tenue en haleine et émue <3
    Vu que je ne suis pas très douée avec les mots, c'est plus simple pour moi de résumer mon commentaire en "<333"

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