vendredi 20 juin 2014

CLXXI

« Avouons-le, notre sympathie personnelle va plutôt aux arrangements floraux du maître de thé qu’à ceux des maîtres de fleurs. Le premier fait de l’art dans son milieu d’origine et nous touche par son intimité véritable avec la vie. Nous pourrions nous amuser à nommer cette école la « Naturelle » par opposition à la Naturaliste ou à la Formaliste. Le maître de thé estime que son devoir s’achève avec la sélection des fleurs puis les laisse raconter elles-mêmes leur histoire. Entrez dans une chambre de thé en plein hiver, et vous verrez une frêle brindille de cerisier sauvage accompagnée d’un camélia bourgeonnant ; c’est un écho de l’hiver qui s’en va, associé à l’annonce du printemps qui vient. De même, si vous allez prendre le thé de l’après-midi sous l’accablante chaleur d’une journée d’été, vous découvrirez, dans la fraîcheur sombre du tokonoma, une unique fleur de lys dans un vase suspendu  perlant de la rosée, elle semble sourire à la folie de la vie.
Un solo de fleurs est intéressant mais un concerto avec peintures et sculptures devient enchanteur. Sekishû plaça un jour quelques plantes aquatiques sur un réceptacle plat afin de suggérer la végétation des lacs et des marais et, sur le mur au-dessus, il accrocha une peinture par Sôami d’un vol de canards sauvages. Shôha, un autre maître de thé, associa à un poème consacré à la Beauté de la Solitude près de la Mer un brûle-parfum de bronze en forme de hutte de pêcheur, et quelques fleurs du bord de mer. L’un des invités rapporte qu’il sentit dans cette composition le souffle de l’automne déclinant. 
Les histoires de fleurs sont innombrables. Racontons-en une autre. Au XVIe siècle, la belle-de-jour était encore une plante rare. Rikyû en possédait un jardin entier, qu’il cultivait avec un soin méticuleux. La renommée de ses convolvulus parvint à l’oreille du Taikô, qui exprima son désir de les voir ; Rikyû l’invita donc à un thé matinal chez lui. Le jour convenu, le Taikô traversa le jardin mais ne vit aucune trace du moindre convolvulus. Le sol avait été nivelé et recouvert d’un tapis de gravier et de sable. Plein d’une sourde colère, le despote pénétra dans la chambre de thé et ce qui l’attendait là lui rendit toute sa bonne humeur. Sur le tokonoma, dans un bronze rare de facture Song, reposait une unique belle-de-jour — la reine de tout le jardin !
Par de tels exemples, nous comprenons le vrai sens du Sacrifice des Fleurs. Peut-être apprécient-elles, elles aussi, sa signification véritable. Elles ne sont pas lâches comme les hommes. Certaines accèdent à la gloire en mourant — comme les fleurs des cerisiers japonais, sans nul doute, qui s’abandonnent librement aux caprices des vents. Quiconque a contemplé cette avalanche odorante à Yoshino ou Arashiyama a pu s’en rendre compte. Pendant un instant, les fleurs flottent, telles des nuées de joyaux, et dansent au-dessus des eaux cristallines ; puis, tandis qu'elles s’éloignent sur les ondes riantes, elles semblent dire : 
“Adieu, ô Printemps ! Nous partons pour l’éternité.” »

Okakura Kazukô, Le Livre du thé

Le Mont Fuji derrière des cerisiers en fleur, Hokusai.

Ces derniers temps, je reviens un peu aux textes d’esthétique qui jalonnent mon parcours livresque, et les textes sur le thé en sont un incontournable. Je me sens profondément touchée par cette façon d’englober la beauté du monde autour d’une simple tasse ; tout n’est que prétexte car tout contient l’émerveillement. 
Je voulais au début partager un extrait de ce livre sur la valeur de l’art comparée à la valeur de l’homme, un texte empli d’amertume à vrai dire… Mais préférer la beauté et la gratitude à l’aigreur et aux reproches est sans aucun doute une attitude qui convient plus au thé. 
Le chapitre sur les fleurs m’a profondément bouleversée, j’aurais pu le livrer tout entier mais c’eût été tout de même un peu long. Quoi qu’il en soit, Le Livre du thé fait désormais partie de mes sources préférées d’inspiration et de méditation, et j’en recommande sincèrement la lecture.

(Et il faudrait sérieusement que je reprenne mon blog-bis sur le thé en main… Je me sens quelque peu honteuse de le laisser en plan comme ça.)

4 commentaires:

  1. " tout n’est que prétexte car tout contient l’émerveillement"
    Tu as tout dit ! C'est un magnifique texte en effet... J'irai voir à la bibliothèque alors :)

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    1. Ah ! ^^ J'espère que tu trouveras beaucoup de joie à lire ce livre alors.

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  2. Oh oui, reprends ton blog sur le thé !
    Magnifique texte, j'ai lu beaucoup d'extrait de cet auteur. Un jour, je lirais le livre en entier, un jour...

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    1. En plus il est relativement court, et je trouve qu'il éveille à beaucoup de réflexions sur le sens à donner à son existence. Je me sens de plus en plus proche de ce mode de vie contemplatif.

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