mardi 16 février 2016

CCLXXXVIII ~ Ah, ce maudit XIXe siècle…

« Nous trouvons chez Mozart les mêmes principes que chez Monteverdi. Ce qui compte chez lui, c’est toujours le drame, le dialogue, le mot isolé, le conflit et sa résolution, et non une poésie composée comme un tout. Paradoxalement, cela s’applique chez lui non seulement à l’Opéra, mais aussi à la musique instrumentale, qui est toujours dramatique. Chez les compositeurs de la génération d’après Mozart, la musique perd de plus en plus cet élément dramatique, éloquent. Ainsi que nous l’avons déjà dit, les raisons en tiennent à la Révolution française et à ses conséquences culturelles, qui aboutirent à ceci, que l’on mit sciemment la musique au service d’idées socio-politiques. L’auditeur cessait désormais d’être un interlocuteur pour devenir, inondé et enivré de sons, un jouisseur.
C’est précisément là que se trouvent à mon avis les racines de notre incapacité totale à comprendre la musique pré-révolutionnaire. Je pense que nous comprenons aussi peu Mozart que Monteverdi lorsque nous le réduisons uniquement au beau, ce qui, je pense, est habituellement le cas. Nous allons à Mozart pour le plaisir, pour nous laisser charmer par la beauté. On entend sans cesse parler, lorsqu’il s’agit de décrire de belles exécutions mozartiennes, d’un bonheur mozartien ; c’est presque une formule stéréotypée. Mais lorsqu’on y regarde de plus près et qu’on étudie les œuvres pour lesquelles elle est employée, il faut alors se demander : pourquoi bonheur mozartien ? Les contemporains décrivaient la musique de Mozart comme étant extrêmement contrastée, criarde, troublante, bouleversante ; c’est d’ailleurs sur ce point que la critique de l’époque lui cherche querelle. Comment a-t-il donc pu arriver que l’on réduise précisément cette musique au bonheur, au plaisir esthétique ? […] Le plus souvent, nous voulons écouter et vivre quelque chose de précis, à tel point que nous avons perdu l’attitude curieuse de l’auditeur ; peut-être même ne voulons-nous plus du tout entendre ce qui est dit par la musique.
Notre culture musicale doit-elle se réduire à ce que nous cherchions un peu de beauté et d’apaisement après une journée riche en travail et en conflits ? Cette musique n’a-t-elle donc pas davantage à nous offrir ?
Tel est donc le cadre dans lequel se situe la musique éloquente, le discours sonore dramatique : à leur naissance, chez Monteverdi, ils prennent la relève du monde serein de l’art du madrigal. À leur fin, après Mozart, ils sont à leur tour remplacés dans une large mesure par la peinture à plat du romantisme et du post-romantisme. Dans la musique éloquente, en dialogue, il ne s’agit jamais uniquement de beauté sonore ; elle est emplie de passion, elle est pleine de conflits moraux, souvent même cruels, mais qui se résolvent la plupart du temps. Monteverdi disait un jour, alors qu’il devait se défendre contre le reproche que sa musique ne suivait pas les règles de l’esthétique, qu’elle n’était pas suffisamment belle : "Puissent tous ceux qui comprennent la musique repenser les règles de l’harmonie et me croire quand je dis que le compositeur n’a que la vérité comme principe directeur." »

Nikolaus Harnoncourt, Naissance et évolution du discours musical.

(Parce que le style français, c’est bien aussi.)

2 commentaires:

  1. c'est la raison pour laquelle j'ai toujours donné une place à part à la musique classique: elle nous parle, nous demande de la voir et ressentir sa détresse.

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    1. Détresse ou joie, d’ailleurs. J’ai du mal à voir ce que l’on appelle communément le classique (ainsi que le jazz, un peu) comme un acte éprouvant (au sens le plus littéral du terme), j’imagine que ce doit être un peu ton cas aussi. Comme un dialogue, une confidence, une harangue même, parfois…

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