samedi 20 février 2016

CCXC ~ La Visionnaire


« Venez-vous pour l’oracle ? » demanda-t-elle d’une voix fluette. « Ne répondez rien ; je n’entends ni ne vois, comme chaque enfant de Python. Approchez-vous, plutôt. »
Mon frère me saisit le bras, et nous nous avançâmes vers la devineresse, qui sortit de son corsage une feuille de laurier et la mâcha lentement.
« Il faut attendre, maintenant.
 — Combien de temps ?
 — Je ne sais pas. Je ne m’en souviens jamais. » 


Elle nous guida d’un murmure distrait vers le salon où les dieux parlaient par sa bouche, immense pièce tendue de soie blanche, où les fenêtres, grandes ouvertes, laissaient passer vent et lumière, et où un chat léchait entre deux frissons de mousseline son long poil de cendre angora. Elle s’assit au centre d’un fouillis de pierres, de plumes et de plantes séchées, et alluma avec une dextérité déconcertante plusieurs couples de bougies.
« Alors c’est tout, nous attendons ? Et les questions que nous voulions poser ? 
— Quelles questions ? Vous ne pensez à aucune question. »
Elle avait raison. Je regardai mon frère ; il s’impatientait. « Allons-nous en », me demanda-t-il d’un geste de la main, et plus son malaise grandissait, plus la prunelle morte de la devineresse semblait s’animer. Elle saisit de la main une coupe où reposaient deux lumignons et l’approcha de mon visage. « Que craignez-vous, si ne croyez pas ? N’êtes-vous pas venus ici pour rire ? Pourquoi ne riez-vous pas ? » Le chat, ronronnant, s’approcha de sa maîtresse, et s’étira près des bougies. Son ombre, immense, se déformait sur les voiles qui ondulaient sous la brise. 


« La gorge me brûle, c’est le signal ! Pour eux, j’ai avalé la feuille sacrée, et maintenant Il s’apprête à parler. Ah ! Sauront-ils, eux, faire chanter le don qui leur sera offert ?
Rien de plus ? Trouver la lyre, est-ce là tout ce qu’il me faut dire ?
Trouver la lyre… Trouver la lyre… »
Elle eut un long soupir secoué de gaieté nerveuse. Son œil noir perdait sa profondeur d’onyx et se ternissait comme un morceau de verre poli.
« C’est tout. » 


Mon frère se leva et partit sans un mot. J’allais le suivre mais me souvins que nous n’avions pas payé l’oracle, et fis sonner de la monnaie dans ma poche.
« Non, dit-elle. J’ai déjà pris ce que je voulais. Vous me donnerez le reste plus tard. »
Elle sourit.
« Vous reviendrez. »
Je m’enfuis à mon tour, bredouillant un mot d’adieu, et me précipitai vers mon frère en riant, la bouche déjà pleine d’injures, mais il m’arrêta d’un regard. Il pleurait. Interdite, je sentis soudain autour de moi l’odeur du miel, j’entendis des cajoleries dans une langue que je ne comprenais pas, et les embruns d’une mer chaude parfumèrent mes cheveux. Alors, je fermai la porte. 


~~~ 

Stylisme : Voriagh
Maquillage et coiffure : Ouiche Laurene 
Photographie : Charlotte Skurzak

J’aimais bien l’idée d’une Pythie un peu intimiste et pathétique, qui reçoit dans son appartement les curieux et les puissants, qui vit dans un assemblage disparate de minimalisme et de profusion. Je voulais essayer de m’éloigner un peu des lieux communs à la Valéry tout en gardant un parfum lourd d’essences d’oud et de laurier.
Au mois d’octobre dernier, ma vie nocturne ressemblait un peu à ça en fait ; de l’encens, des bougies, des poèmes de Valéry sous le coude et l’intégrale de Daria jusqu’au petit jour. Je crois que cette série de photos a dérivé un peu de ce mélange.

 J’écoutais ça, aussi.

Je regrette rarement les influences des années 1990, mais quitte à ressusciter notre fin de siècle, autant le faire jusqu’au bout.

4 commentaires:

  1. N'ayant pas ta culture, je ne sais pas toujours si j'apprécie une fine trouvaille ou une anecdote historique, mais j'adore la Pythie enfant de Python (insulte antique s'il en est). Reste que quand je vois ta production en tant que modèle, j'ai des sueurs froides rien qu'à imaginer la quantité de travail derrière : c'est une chose de batifoler devant l'objectif, c'en est une autre de l'agrémenter d'un court texte ou d'une nouvelle, et même si je ne t'en voudrais pas de lever le pied de temps à autre, le pouvoir qu'apporte les mots en renfort du visuel n'est pas à négliger (sans pour autant se donner un genre, critique qui revient souvent avec les artistes justifiant en 20 minutes ce qu'ils ont installé en 2 minutes). C'est vrai que changer le contexte social dans lequel on visite la Pythie est une bonne idée, qui va plus loin que juste la changer d'époque ^^. Je te rejoins pour les années 90 car celles que j'ai connues sont plutôt des doudounes, des reeboks, des casquettes et de la musique de chiotte subie dans le car scolaire tous les matins >_< C'est quand même mieux d'avoir accès maintenant aux indépendants inaccessibles d'alors…

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    1. L’enfant de Python n’est pas une trouvaille ; le lieu de culte de Delphes aurait été édifié par Apollon à l’endroit où se trouvait le Python, un des nombreux enfants de Gaïa, et le nom de Pythie vient directement de là. Après j'ai évidemment pris de nombreuses libertés avec le mythe (pas de trépied, un oracle privé que l'on paie alors que les interventions de la Pythie étaient publiques et n’avaient lieu qu’une fois par an…), la Pythie n’est pas vraiment fille du Python, mais comme elle prédit l’avenir à l’endroit où il se trouvait avant d’être tué par Apollon… Voilà. D’ailleurs, si je vais en Grèce cet été, je veux voir le site de Delphes, et tant pis si je suis capricieuse.
      Haha, je trouve que je lève déjà trop le pied ; la prochaine série que j’ai prévu de poster ici n’a pas d’accompagnement, et je ne prends pas autant de temps que je le voudrais pour d’autres textes qui me sont bien plus importants. Mais j’y travaille, j’y travaille.
      C’est ça en fait, le piège de la nostalgie, croire que c’était mieux avant parce que nous avons maintenant accès à certaines pépites inaccessibles… avant.

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  2. Ce maquillage et cette coiffure, ces couleurs te donnent du corps. C'est surprenant comparées à tes autres photo-shootings où tu semblais si fluette et vaporeuse ! Une belle surprise !

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    1. Héhé oui, je trouve aussi ! C’est vraiment agréable de pouvoir changer d’identité au fil des séances photo (et en plus, on fait de belles rencontres). Merci pour ton commentaire !

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