mercredi 22 mai 2013

XCVII

« Ce fut là où je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvais, la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j’avais perdue depuis si longtemps. En effet, c’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit, les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être et de penser : tous les désirs trop vifs s’émoussent ; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux, ils ne laissent au fond du cœur qu’une émotion légère et douce, et c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale.

Qui non palazzi, non teatro o loggia,
Ma’n lor vece un’ abete, un faggio, un pino
Trà l’erba verde e’l bel monte vicino
Levan di terra al Ciel nostr’ intelletto.*

Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelques idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles ; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d’observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable dont le charme augmente encore par la subtilité de l’air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue ; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l’épaisseur de l’air couvre la terre d'un voile, l’horizon présente aux yeux plus d’objets qu’il semble n’en pouvoir contenir : enfin, le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel qui ravit l’esprit et les sens ; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est. »

Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, première partie, lettre XXIII.

*Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres s'élancent de l'herbe au sommet des monts et semblent élever au ciel avec leurs têtes les yeux et l’esprit des mortels.
Pétrarque, Gloriosa columna, in cui s’appogia.

6 commentaires:

  1. bel instant <3
    (par contre, d'où vient la traduction de Pétrarque ? elle est vraiment très éloignée du texte, notamment dès le début "au milieu des palais, des pavillons, des théâtres", alors que l'italien dit plutôt "ici il n'y a ni palais, ni pavillon, ni théâtre)

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    1. La traduction est de Rousseau lui-même, mais je suis une andouille qui a écrit "au milieu" en place de "au lieu", donc... xD J'ai corrigé, merci pour ta lecture attentive !

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  2. hum j'y étais presque pour la traduc !

    (bon j'avais traduit pino par vin... xD)

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  3. Ce n'est pas mon roman préféré pour rien...Lire cet extrait m'a donné les larmes aux yeux... >_<

    Je vais vite le relire, avant de devoir me dédier uniquement à Yoshimoto Banana >_<

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    1. Il faut que je me mette à Yoshimoto Banana aussi... En tout cas, je vois ce que tu aimes dans ce roman, je suis transportée littéralement à chaque page !

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