jeudi 25 septembre 2014

CLXXXII ~ Si j’avais un idéal, sans nul doute ce serait celui-ci.

Malheureux peut être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire ! Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu !
Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée !
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. 

 Charles Baudelaire, Le Désir de peindre.

6 commentaires:

  1. J'adore ce texte.

    Il possède quelque chose qui tend vers le beau, mais un beau si particulier qu'il ne laisse ni indifférent, ni entièrement conquis. Il va s'en dire qu'il te correspond étonnamment bien.

    Pour ma part, le poème de John Keats sur l'Urne Grecque est, je crois, ce qui s'approche le plus d'un idéal, si tant est que je n'en choisisse qu'un. (http://www.poemhunter.com/poem/ode-on-a-grecian-urn/)

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    1. Ce que je trouve incroyable dans ce texte en fait, c'est sa simplicité. Le vocabulaire est simple, la cadence rapide ; tout y est si fluide, et chaque mot est parfaitement à sa place. Une sorte de poésie liquide.
      Je ne saurais dire s'il me correspond, en revanche. J'imagine que j'aspire à tout cela, comme pour tout idéal qui se respecte.

      Ah ! ce poème... Il est si riche, si fécond. Je comprends.

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  2. Quel texte somptueux. C'est en lisant ton blog que je me rend compte que ce genre de lecture qui te transporte instantanément dans un autre univers, par la beauté de ses mots, me manque énormément. Voilà une nouvelle activité ajoutée à ma liste de choses à faire !

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