mardi 30 août 2016

CCCXXVI ~ La Merveilleuse

Maquillage, coiffure, photographie : Alexandra Banti
Robe (pour les curieux) : Gunne Sax 


Tous avaient déjà vu, enrobé d’un nuage de tulle, le sein de Désirée danser au rythme de son rire, le tétin d’albâtre troubler jusqu’aux esprits les plus sages des salons dont elle foulait les tapis. Elle riait constamment, ou se mordait les mains pour ne pas rire, laissant imprimée derrière les fronts soudain sérieux de cette joyeuse société la trace des dents gravées dans sa chair élastique. 
Tous connaissaient si bien ce sein que Désirée ne prenait plus la peine de le cacher sous la soie bisque des charmantes incertitudes qui, le soir venu, laissaient à la Fortune le soin de distribuer les clefs de leur énigme. La cheville était nue sous la bride de la sandale, le ventre nu sous le linon de la robe, la nuque nue sous les boucles relevées en chignon, et Désirée se promenait nue sous les chandelles et les regards, le rire à la gorge et la morsure au doigt. Elle se laissait contempler tel un marbre mouvant, et de charmantes sphinges, plus rassurantes, recueillaient les hommages des feux qu’un autre désir avait allumés. 
Mais un soir, un inconnu qui ne portait ni la coiffure ni les bijoux d’usage entra dans le salon, l’œil trop impérieux pour qu’on osât le prier de sortir. À sa vue, Désirée tendit majestueusement le bras vers lui, et de sa gorge s’échappa un : « Vous… ! » coléreux qui cingla les airs. La foule se tut, attendant le combat.
« Madame, vos fidèles vous réclament. 
— Ont-ils oublié que je suis morte voici cinq ans ?
— Je craignais pareille réponse, mais ne pouvais croire que vous honoreriez ainsi la mémoire de votre mari.
— Si vous pensez seulement que mon sentiment pour lui s’est éteint, dit-elle avec un cruel sourire, vous n’êtes pas digne que je vous suive. »
Désirée, mariée ? On murmurait aux oreilles des uns, des autres : le souvenir revenait à la bouche. Oui, mariée ! Rappelez-vous donc les années sanglantes… Désirée, utopiste, et son mari poète, tenaient une gazette où se pressaient les plumes de soufre dont la simple évocation parvenait à accorder ultras et royalistes. L’on y découvrait de curieuses réminiscences antiques, d’effroyables discours politiques, d’abominables sentences philosophiques qui eurent le malheur de naître cent ans trop tôt et qui mourraient à peine proférées en une ère pourtant favorable : tous, égaux devant l’Idéal, hommes de peu et nobliaux, filles et femmes, juifs, maçons, physiciens, mages pouvaient y coucher leurs idées pour sauver l’art et la France. Chacun de ces penseurs, lui-même aberration parmi les siens, écrivait avec une ardeur que l’on pensait perdue depuis les âges obscurs, et la gazette suivait son train.
 
 
 

Mais le dégoût, les traîtrises eurent raison des espoirs fougueux, et le poète, dénoncé, fut saisi. Peu s’en fallut que Désirée ne le suivît, toute à sa douleur ; on la retint à grand peine et elle entendit, impuissante, l’annonce du procès et la condamnation qui suivit. On s’en souvenait, à présent ! de cette silhouette carmin dans la masse grondante face à la guillotine, de ce visage fier, à découvert malgré le danger, qui regardait son mari mourir sans ciller et qui disparut sitôt la tête juste tranchée brandie vers la foule. Ne parvinrent ensuite que de vagues récits venus d’Italie, sur une Française à demi folle qui ne sortait que les jours de tempête, nue comme au jour du Jugement, pour crier face à la mer de furieux serments d’amour dès que jaillissait la foudre. Et la rumeur se tut, l’existence redevenant sereine ; les flots de vin remplacèrent les fontaines de sang, et lorsque ressurgit, à la fin de l’an VI, le profil riant de Désirée, on préféra songer à sa nudité si peu voilée qu’aux vieilles sentences du couperet. 
Jusqu’à cette soirée où s’achevaient cinq ans de deuil et de silence. L’inconnu reprit, la voix claire :
« La paix ne peut fleurir si les idées qui la nourrissent meurent avec le sang versé. Souhaitez-vous glisser toujours de tyran en tyran ? Allons, madame, vous êtes citoyenne, et cet honneur ne doit plus souffrir des malheurs qui en ont suivi la naissance. »
Le salon, ne sachant quoi penser, se tournait vers Désirée. Elle posait son regard dans le vague, et porta soudain l’index entre ses dents pour le mordiller dans un mauvais sourire.
« Ah ! qui d’autre que nous, mon pauvre ami, pour redonner leur voix aux spectres ?
— Qui d’autre que vous ? répondit-il doucement. »
Désirée réclama champagne et voiture, et s’en fut sans autre parole que les perles de son rire, dont l’écho retombait en cascades depuis le grand escalier où elle s’était enfuie. Elle réapparut selon son caprice, toujours aussi riante et nue, jusqu’au sacre de l’Aigle où elle traversa les montagnes pour ne plus revenir. Mais de temps à autre paraissait un pamphlet noirci d’espoirs amers, où la signature figurait un D entrelacé à l’initiale d’un poète disparu.


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Enfin ! Enfin je peux partager avec vous cette séance qui me tenait vraiment à cœur, née tout à la fin de l’hiver dernier (ça remonte !), inspirée à la fois par les tenues des élégantes des années qui suivirent la Terreur et par ces figures de femmes de la Révolution, comme Olympe de Gouges, madame Roland ou encore madame Tallien (mais rassurez-vous, je suis bien consciente, même si j’emprunte leurs traits, de ne pas leur arriver à l’orteil). Époque de petitesse et d’intrigues, mais aussi de grandeur d’âme, la mort pouvant frapper n’importe qui n’importe quand, au gré des amitiés et des suspicions, sans laquelle le XIXe siècle n’aurait pu être ce qu’il fut : c’est sur elle que se porte ma préférence dans un XVIIIe siècle que je trouve profondément ennuyeux (vous ne lisez certainement pas le blog d’une amoureuse de Voltaire…).


(De gauche à droite et de haut en bas : Portrait de Christine Boyer-Antoine, Jean Gros, 1800 ; image du Costume parisien ; Juliette Récamier par J.-B. Augustin.)

Le destin, disais-je il y a dix jours, me poussait toujours à repousser cette publication, entre les bêtes erreurs de sauvegarde et l’oscillation entre l’anecdote et l’allégorie dont l’équilibre ne me plaisait pas. Je ne suis jamais très sûre de moi pour ce que je crée, mais bon, si je ne me lance pas de temps en temps, je ne me lancerai jamais.

8 commentaires:

  1. C'est tellement sublime.
    C'est un travail très émouvant aussi bien le texte que les photos.
    Je salue ton talent et celui d'Alexandra.

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  2. Une très belle série, j'ai hâte de voir vos prochaines collaborations ! ;)

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  3. Cela fait un bon moment que je te lis, au risque de biaiser mon appréciation de tes mots donc j’ai observé attentivement les étranges oscillations de ma lecture, changeant continuellement d’avis lorsque, cherchant à détecter avant la fin qui d’Hana ou d’un poète du XIXe les avait couchés en premier je ne parvenais pas à prendre de décision. Le phénomène est récent, mais je suis presque sûre d'en avoir capté une itération au moins une fois. Apparement je n’aurais pas à me sentir trahie ;) Mais enfin, ciseler le profil d’une militante sous le masque de "glamour" d’une Natachette de peu de foi, est-ce bien raisonnable…

    Les photos sont bien évidemment de fort bonne facture, le rouge tranchant aussi nettement que dans les gravures.

    OH ! Mais ce doit être le ruban !

    PS : « voilà tout ce qui restait de la magicienne d’autrefois. »...sic.

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    1. Ton commentaire me flatte et m’effraie à la fois. Nul besoin de m’étendre sur la flatterie : il est toujours agréable d’être comparé à ceux que l’on admire. Il m’effraie parce que la copie ne fait pas la qualité (fanarts ?), et qu’en plus elle est une solution de facilité lorsque l’on se sent dans coincé dans une impasse (pour ma part, celle de l’époque). L’idée de réinterpréter sans jamais apporter un souffle neuf m’inquiète… Mais loin de moi l’envie de trahir, en effet :D

      PS : xoxo

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    2. Alors on ne s’est pas tout à fait comprises. En réalité, je faisais davantage allusion à la qualité littéraire allant de pair avec les mots des morts que tu glisses parfois ici, qu’à une façon d’écrire propre au 19e que je t’aurais prise à pasticher. Et c’est justement parce que je ne connais pas assez les spécificités de style des plumes françaises de ce siècle, que quelques passages un peu au dessus des autres dans ce texte m’ont instillé le doute. Rien à voir avec un manque de personnalité, qui serait en effet déprimant — un peu comme si en te rendant ta copie d’une bonne dictée ton prof te félicitait les larmes aux yeux des émotions qu’elle lui eût suscitées à sa lecture !

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    3. Haha, j’imagine bien la scène (en même temps, un texte sans faute, c’est toujours agréable).
      Message bien reçu, donc. Voilà qui donne envie de continuer à travailler.

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